[P2P-F] Fwd: [lfowhattheflok] Fablabs, Makerspaces: entre innovation et émancipation ?

Michel Bauwens michel at p2pfoundation.net
Thu Nov 13 13:55:31 CET 2014


---------- Forwarded message ----------
From: JNM <jnm at rom.fr>
Date: 2014-11-13 19:50 GMT+07:00
Subject: Re: [lfowhattheflok] Fablabs, Makerspaces: entre innovation et
émancipation ?
To: lfowhattheflok at zinclafriche.org



Seulement l'abstract est disponible...


http://recma.org/article/fab-labs-makerspaces-entre-innovation-et-em
ancipation





Yannick Rumpala, qui est à Nice comme moi, m'avait demandé de corriger cet
article. Il est possible qu'il ait pu faire une retouche pour le doc final.
Vous pouvez lui écrire de ma part si vous voulez la version finale pour
usage personnel. Si c'est pour une publication, il faut lui demander
l'autorisation.

JN

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*Fab labs et makerspaces  : de l'innovation à l'émancipation  ?*


Yannick* Rumpala*
Université de Nice / Faculté de Droit et de Science politique
Equipe de Recherche sur les Mutations de l'Europe et de ses Sociétés (ERMES)
Avenue Doyen Louis Trotabas - 06050 NICE Cedex 01
rumpala [at] unice.fr



Rattrapés par les enthousiasmes technophiles et l'idéologie
entrepreneuriale, les fab labs (*fabrication laboratories*) pourraient
facilement passer pour un nouvel avatar de l'économie de l'innovation. Une
espèce de variante des «  start-up  » ou la manifestation d'un esprit
similaire. Ces lieux de fabrication et surtout d'expérimentation, à base de
technologies numériques généralement, sont alors presque assimilés (voire
réduits) à des incubateurs d'entreprises orientés vers les technologies
innovantes. C'est une possibilité, mais parmi d'autres, notamment si on la
replace dans une tendance au développement d'une multiplicité d'espaces
plus ou moins communautaires visant à partager l'accès à des équipements
sophistiqués à vocation productive, comme les makerspaces également.

Initialement, les fabs labs sont certes des ateliers orientés vers les
nouvelles technologies, mais conçus pour être accessibles à des
non-professionnels  : ils mettent à disposition des outils avancés,
généralement plus facilement disponibles dans le monde industriel, afin que
leurs utilisateurs puissent fabriquer leurs propres objets. L'idée,
inspirée du travail du Professeur Neil Gershenfeld à la fin des années 1990
au Massachusetts Institute of Technology (MIT), portée également par son
laboratoire (le Center for Bits and Atoms), a été reprise dans de nombreux
pays, et pas seulement ceux habituellement considérés comme étant les plus
avancés techniquement.

Le mouvement ainsi lancé a eu tendance à être absorbé pour tout un discours
emphatique allant jusqu'à annoncer une «  nouvelle révolution industrielle
». Mais, sous des dénominations diverses, fab labs et makerspaces peuvent
aussi représenter une nouvelle forme, actualisée, d'ateliers communautaires
ou d'ateliers de quartier. Après tout, André Gorz, dans ses dernières
années, a défendu ce genre d'espoir, dans une forme de réactualisation et
de promotion de «  l'autoproduction communale coopérative  ». La
formulation était encore dans le registre de l'hypothèse. Avec le
développement notable de ces lieux, une telle hypothèse peut-elle trouver
davantage de substance  ? Plus précisément, fab labs et makerspaces
peuvent-ils constituer un mode de production (si on les analyse par leurs
débouchés) ou un système productif différent (si on les analyse par leur
tissu organisationnel et leur inscription spatiale)  ? Dans quelle mesure
? Même s'ils paraissent se situer à l'écart de l'ordre industriel,
peuvent-ils l'affecter, le perturber  ?

Les potentialités des fab labs semblent tenir à l'assemblage qu'ils
réalisent : des machines qui se rapprochent des standards professionnels,
des modes de fonctionnement basés sur l'ouverture, des cadres relationnels
propices aux échanges et à un apprentissage en commun. Comparés à l'ordre
industriel, ces lieux laissent entrevoir des possibilités de
reconfigurations multiples et interreliées, en l'occurrence dans le
rapport  :
- aux équipements et systèmes techniques  ;
- au travail et aux fonctionnements organisationnels  ;
- à l'espace et aux territoires  ;
- aux objets et aux matières  ;
- aux circuits économiques.

En croisant ces angles, la question est alors celle de la trajectoire
socio-technique qui peut être engagée et suivie, autrement dit des types
d'acteurs qui vont s'y agréger, des intérêts et valeurs qu'ils vont
introduire et pousser, des utilisations et pratiques qu'ils vont
promouvoir. Pour mieux appréhender ces potentialités, la suite de l'article
reviendra d'abord sur les caractéristiques de ces lieux et les promesses
qu'ils paraissent ainsi porter. On montrera ensuite en quoi ces espaces
participent d'une redistribution de capacités, pas seulement techniques. Si
un système productif paraît presque prendre forme à distance de l'ordre
industriel, on essaiera également d'en évaluer les forces et les
implications, y compris politiques. On terminera en repérant des facteurs
et tendances qui peuvent conforter la dynamique apparemment engagée.


*I) Une nouvelle forme d'atelier en version «  high tech  »  ?*

Les fab labs s'apparentent à des ateliers, mais qui se distinguent par les
outils qu'ils utilisent (notamment des machines à commande numérique) et
particulièrement par les qualités mises en avant  : ils sont conçus pour
être ouverts, partagés, collaboratifs. Les fab labs sont ainsi une manière
de rassembler des technologies et des machines à vocation productive, mais
pas sur le modèle de l'usine. Ils visent à permettre de concevoir,
prototyper, fabriquer et tester les objets les plus divers («  presque
tout  », selon les promesses de Neil Gershenfeld), avec un équipement de
pointe mais accessible à un large public, plus large en tout cas que celui
des professionnels déjà capables d'utiliser ce type d'équipement. Des
machines potentiellement coûteuses (découpe laser, fraiseuse numérique,
imprimante 3D, etc.), en plus du petit outillage complémentaire et de
l'équipement informatique pour la CAO (conception assistée par ordinateur),
sont mises à disposition pour un usage partagé (dans certains cas avec un
«  FabManager  » qui assume la responsabilité de l'animation et de la
coordination du lieu).

En principe, le label «  fab lab  » à proprement parler suppose
l'acceptation d'une (courte) charte, qui garde l'empreinte du projet
d'origine élaboré au MIT. La dénomination a cependant été reprise largement
en dehors de ce cadre et sans forcément faire référence à la filiation
originelle. En fonction de la qualité des équipements proposés, et donc de
leur coût (de quelques milliers de dollars ou d'euros à quelques centaines
de milliers pour les plus gros fab labs), les configurations sont
d'ailleurs variables et peuvent rendre les projets plus ou moins facilement
réalisables. Les modèles d'organisation peuvent être également variés,
selon leur orientation vers le secteur de l'enseignement, les entreprises
ou le grand public (potentiellement même avec une orientation militante).
Ces modèles laissent à chaque fois entrevoir des généalogies différenciées,
mais aussi des intérêts et des valeurs encore hétérogènes. Dans* Fab Lab.
L'avant-garde de la nouvelle révolution industrielle*, Fabien Eychenne
tente une typologie en distinguant les fab labs de types «  éducationnel
», «  privé-business  » et «  grand public et pro amateurs  ».

Au-delà de ces types, ces lieux ont comme ambition commune d'élargir la
diffusion des technologies de fabrication numérique, sous une forme de
surcroît qui permette de rendre actifs les utilisateurs. Ils permettent de
travailler sur des projets, mais pas simplement de manière isolée. Même
s'ils peuvent être menés essentiellement par une seule personne, les
projets ne sont pas censés être réalisés de manière individualiste. De
fait, ils sont aussi le produit de «  communautés de pratique  », dans
lesquelles les participants se retrouvent dans un engagement mutuel et
peuvent apprendre en partageant informations et compétences.

À bien regarder ces différents traits, ces lieux expérimentaux offrent une
image bien plus riche que le seul prisme de l'innovation. Si l'on adjoint
une perspective plus sociopolitique, ils paraissent ainsi fournir un
possible réceptacle aux réflexions et aspirations d'un courant d'auteurs
qui avaient commencé, à partir des années 1960 et 1970, à compléter leur
critique du modèle industriel par une esquisse de voies alternatives  :
Murray Bookchin sur la possibilité d'une «  technologie libératrice  »,
Ivan Illich sur la «  convivialité  » des outils, Friedrich Schumacher sur
les «  technologies intermédiaires  », André Gorz sur la défense de la
sphère autonome, Ingmar Granstedt sur les outils «  autonomes  ».

C'est dans ce type de perspective et de filiation que fab labs et
makerspaces pourraient représenter une forme de projet également politique.
Au-delà de la rhétorique de l'innovation, ils semblent proposer une forme
de réappropriation des outils et des activités de production. Ces ateliers
visent des performances presque comparables aux équipements industriels,
mais en gardant un positionnement proche de l'artisanat, qui peut ainsi
être plus adapté aux désirs et besoins. Conçus de manière participative,
les projets paraissent pouvoir devenir plus facilement appropriables par
des populations plus ou moins proches. Sur ce principe, une série de
partenaires autour du Fab Lab Network et du Fab Lab Barcelona s'est par
exemple lancée dans la conception et la fabrication d'une petite maison
(Fab Lab House) capable d'utiliser les ressources de son environnement (le
soleil notamment) pour être auto-suffisante en énergie. Au Nicelab, «
laboratoire ouvert  » de Nice, est en projet un appareil de mesure de la
pollution atmosphérique intérieure.

L'organisation correspondante peut aussi prétendre porter et incarner un
modèle collaboratif capable d'agréger de manière non sélective des
contributions variées. De fait, l'analogie avec les coopératives ne
fonctionne pas complètement, dans la mesure où les participations peuvent
être plus fluides (ce qui peut d'ailleurs convenir à un certain esprit
individualiste de l'époque). Ces concepts séduisent d'ailleurs certaines
bibliothèques, celles qui ont une vision large des formes de connaissances
à partager, et qui trouvent dans l'extension à la culture technique une
manière de renouveler leur rôle de médiation.

Ces expérimentations ont même commencé à s'agréger dans un mouvement qui
ambitionne de s'étendre à une échelle mondiale. L'International Fab Lab
Association prétend aider à promouvoir, organiser et structurer la
communauté qui s'est développée. Si le nombre d'implantations augmente
notablement, une part de la population peut espérer accéder dans un
environnement proche à de nouvelles capacités de production. L'inspirateur
des fab labs, Neil Gershenfeld, a pu lui-même appuyer ce type de vision en
lui donnant une portée extensive : «  These labs form part of a larger
"maker movement" of high-tech do-it-yourselfers, who are democratizing
access to the modern means to make things  ».


*II) Des ressources technologiques aux capacités sociopolitiques*

Derrière la fascination diffuse pour les technologies de fabrication
numérique, l'attention et les questions que peuvent susciter les fab labs
tiennent aussi aux usages qu'ils semblent permettre. Les enjeux sont certes
technologiques, mais pas simplement  ; ils tiennent aussi aux capacités qui
peuvent être construites dans de tels espaces et aux formes de production
qu'ils rendent concevables.


  *a) Une voie de réappropriation de la technologie ?*

Un des arguments qui participe de l'attrait exercé par les fab labs est
qu'ils permettraient d'exprimer, voire d'étendre, un potentiel de
créativité plus ou moins latent, précisément en élargissant les capacités
de fabrication à l'échelle de petits collectifs. Ces communautés pourraient
développer leurs propres outils, concevoir leurs propres objets, en
fonction de leurs besoins et de leur imagination.

Par la pratique et une assistance si nécessaire, ces espaces semblent ainsi
favoriser une forme de réappropriation de certains outils. Dans un tel
cadre, ces technologies peuvent paraître plus conviviales, pour reprendre
la perspective d'Ivan Illich, dans la mesure où elles sont rendues
accessibles et maîtrisables,* a priori* sans discrimination de compétences,
et où elles peuvent être plus proches des lieux de vie et des usages.
Devient disponible un nouveau type d'espaces où des individus peuvent
s'exprimer des désirs de création, tout en conservant une appréhension et
un contrôle de la finalité des technologies utilisées. Le rapport aux
machines semble pouvoir se reconstruire et apparaît alors plus comme un
rapport amateur que comme un rapport professionnel.


        *b) Apprendre en faisant et partager les connaissances*

L'état d'esprit qui imprègne les fab labs met en avant non seulement la
possibilité de favoriser la créativité, mais aussi l'apprentissage.
Précisément, c'est par la pratique (la «  bidouille  » même, pour reprendre
le terme qui y circule fréquemment) que l'apprentissage est souhaité,
escompté et encouragé dans ce type de lieu. La dimension d'«  éducation  »
est ainsi promue dans la version française de la charte des fab labs  : «
la formation dans le fab lab s'appuie sur des projets et l'apprentissage
par les pairs ; vous devez prendre part à la capitalisation des
connaissances et à l'instruction des autres utilisateurs  ». Il s'agit
d'apprendre en faisant avec d'autres qui ont déjà appris dans le fab lab ou
ailleurs.

Derrière le propos technologique, la logique est donc aussi souvent celle
de la capacitation. Certains fab labs portent en effet un discours qui peut
rappeler celui de l'éducation populaire. Le postulat est que les
connaissances, même techniques, doivent circuler et qu'elles peuvent être
partagées dans l'expérimentation en commun. Le rapport à la technique (de
fait de plus en plus présente dans les environnements les plus quotidiens)
et aux biens de consommation tend lui-même à devenir objet de
questionnement, de sorte qu'il n'est plus simplement dans la passivité.
D'où la valorisation de la dénomination de «  makers  » pour les personnes
qui s'engagent dans ces activités  : ils ne se contentent pas de consommer
; ils font.

Dans les activités, il n'y a pas d'assignation de rôles, mais une fluidité
des positions  : celui qui a appris est invité à faire partager ses
connaissances à d'autres et à les accompagner dans leurs propres
expérimentations. D'où le souhait également fréquent que ces lieux soient
aussi propices à la rencontre d'individus aux parcours différents.


     *c) Des possibilités nouvelles pour une production entre pairs et
proche des territoires*

Du point de vue des réalisations, le modèle est celui d'une production
entre pairs où le produit n'est plus envisagé comme une «  boîte noire  ».
Non seulement il s'agit de pouvoir en comprendre le fonctionnement, mais
aussi de pouvoir le fabriquer sans être dépendant d'un processus
industriel, lourd et donc inaccessible. Le rassemblement de machines et de
compétences effectué dans ces lieux (re)donne des prises sur les processus
de fabrication, (ré)introduit les participants dans des tâches que le
système industriel avait opacifiées. Le rapport aux objets devient plus
réflexif, notamment parce que les modalités de conception sont
(ré)interrogées. Documenter les réalisations et surtout laisser ces
informations en libre diffusion permet en outre de créer une forme de
communs, avec des connaissances ou des expériences qui pourront ensuite
être reprises par d'autres.

Vus sous cet angle, les fab labs et makerspaces deviennent une pièce dans
la reconquête de prises sur les conditions d'existence, précisément en
offrant et en distribuant des capacités de production pour les artefacts
constitutifs de la vie quotidienne. Bien sûr, il faut un nombre de
participants suffisant et surtout ayant une motivation suffisamment
entretenue pour que ces organisations puissent fonctionner dans la durée.

Certaines initiatives visent d'ailleurs à répandre ces lieux dans les
territoires. Soutenu par les autorités municipales, le projet du Fab Lab
Barcelona a été élargi avec le souhait affiché d'installer des fab labs
dans différents quartiers et de faire de la ville une «  FabCity  ». À
Rennes, dans une inspiration proche, le projet situé au départ à l 'Ecole
européenne supérieure d'art de Bretagne est devenu celui d'un «  Labfab
étendu  », devant permettre d'«  infuser en réseau  ». Avec ces extensions,
les fabs labs peuvent se présenter encore plus comme un moyen de ramener
des outils et équipements technologiques sur des bases locales, ce qui peut
ensuite renforcer des capacités pour aider à résoudre des problèmes
également locaux, comme l'avait aussi envisagé Neil Gershenfeld  : «  And
instead of bringing information technology (IT) to the masses, fab labs
show that it's possible to bring the tools for IT development, in order to
develop and produce local technological solutions to local problems  ».


*III) Infrastructure productive distribuée et distanciation de l'ordre
industriel*

Une autre manière de questionner les potentialités des fab labs est de les
replacer dans les transformations des systèmes productifs. À travers ces
ateliers de fabrication digitale, ce sont en effet aussi des réseaux qui se
réorganisent et qu'il peut aussi être intéressant d'appréhender sous
l'angle des chaînes de relations qu'ils peuvent contribuer à reconfigurer.


 *a) Déconcentration de la production  ?*

Pour pouvoir réaliser des économies d'échelle, le modèle industriel avait
eu tendance à s'organiser autour d'unités productives de grande taille,
permettant de faire fonctionner des équipements coûteux dans les mêmes
sites, à partir desquels s'effectuait ensuite une distribution sur de
larges zones géographiques. Fabs labs et makerspsaces sortent de cette
logique de concentration des moyens de production. Les unités sont
effectivement plus petites, mais la prétention est de pouvoir fabriquer des
biens équivalents ou presque. Dans des visions comme celle Neil
Gershenfeld, cette fabrication digitalisée et cet équipement productif
miniaturisé vont évoluer au point de devenir aussi accessible et répandue
que la micro-informatique.

Avec de telles machines ainsi adaptées, il paraît alors moins nécessaire de
mobiliser de gros investissements, et moins compliqué de trouver et
d'aménager des locaux pour les accueillir. Les imprimantes 3D incarnent
notamment ce type d'espoir  : grâce aux avancées dont elles ont bénéficié,
elles semblent permettre de répartir plus largement des capacités de
fabrication. Cette technologie est cependant encore loin d'être mature.


   *b) Contournement des structures industrielles ?*

Fab labs et makerspaces suscitent un intérêt pour les besoins non pris en
compte par les industries existantes. Leurs capacités de production peuvent
être vues comme un moyen de réduire la dépendance à l'égard du système
industriel dominant. Par la miniaturisation et la mise en commun des
équipements, le coût d'entrée dans la fabrication est abaissé. Les
productions et projets réalisés n'ont pas à chercher des débouchés
puisqu'ils sont motivés par des besoins locaux. Contrairement aux
productions destinées à des marchés de masse, celles des fab labs n'ont pas
nécessairement besoin d'être standardisées. Neil Gershenfeld envisageait
même que dans l'équipement des fab labs, la configuration de base puisse
évoluer vers encore plus d'autonomie, avec des machines qui permettent de
produire d'autres machines jusqu'à pouvoir reconstituer l'équipement entier
d'un fab lab  : «  This is not a static configuration; the intention over
time is to replace parts of the fab lab with parts made in the fab lab,
until eventually the labs themselves are self-reproducing  ».

D'anciens circuits économiques peuvent donc se trouver contournés. Face aux
structures industrielles, ces lieux engagent à la fois dans une
désintermédiation et une réintermédiation, en se positionnant en fait comme
de nouveaux intermédiaires, opérant à l'écart de logiques strictement
professionnelles.

Dans certains fab labs, la conscience des ressources limitées de la planète
amène aussi à essayer de contourner l'enjeu des difficultés d'accès aux
matériaux en promouvant la récupération. Avec une telle logique, ces
initiatives se rapprochent alors d'une «  économie circulaire  » ou d'une
«  économie de fonctionnalité  », où une préoccupation est de pouvoir
boucler les cycles d'utilisation des matières.

Les fab labs ne visent pas forcément des objectifs marchands. Ce qui est
produit n'est pas nécessairement destiné à être mis en vente sur un marché
et acheté par des consommateurs.


  *c) Déplacements dans l'appréhension du «  travail  »*

Fab labs et makerspaces sont des lieux où s'agrègent des contributions
volontaires. À la confluence du Do-It-Yourself et des échanges entre pairs,
également dans une forme de prolongement de dispositions d'esprit communes
dans le milieu hacker, le fonctionnement des fab labs et des makerspaces
laisse entrevoir une manière relativement originale de concevoir le travail
(au moins par rapport à sa réification tendancielle et à sa réduction à un
emploi fournissant une rémunération).

 S'il y a du travail dans ces lieux, ce dernier n'y est pas envisagé de
manière abstraite et parcellisée. Quand il s'agit de fabriquer un objet,
celui-ci est envisagé de sa conception jusqu'à sa réalisation. Par
contraste avec des formes industrielles qui ont pu être critiquées pour
leurs tendances aliénantes, le travail réalisé (re)gagne du sens, dans la
mesure où les membres des fab labs peuvent ainsi participer à l'ensemble
d'un processus, y faire valoir leurs attentes et y insérer leurs idées.
Pour ces participants, l'investissement personnel paraît pouvoir avoir un
débouché tangible, à une échéance qui peut être certes plus ou moins
longue. Les projets ne sont pas contraints par un temps imparti et chacun
peut espérer pouvoir suivre le rythme qu'il souhaite.


*IV) Voies d'actualisation des potentialités*

Fab labs et makerspaces semblent avoir d'importantes potentialités de
développement. Ils semblent en effet au croisement de tendances fortes  :
celle propice à une digitalisation généralisée et celle relative au
développement des pratiques collaboratives, auxquelles ces lieux offrent un
cadre qui peut jouer un rôle structurant. Ils restent toutefois inscrits
dans un système technicien, un tissu économique et une culture matérielle
produisant et véhiculant des contraintes qui peuvent ne pas être faciles à
déplacer, mais laissant aussi des prises qui peuvent être exploitées.


     *a) Digitalisation des contextes d'activité*

Les trajectoires technologiques qui semblent amorcées autour du «
numérique  » se réfractent dans toute la chaîne qui va de la production à
la consommation. Il faudrait d'ailleurs plutôt parler de conjonctions de
trajectoires technologiques, qui font se rencontrer développement du
numérique (ce qui inclut aussi les logiciels) et miniaturisation (notamment
dans le domaine de l'électronique, mais pas seulement). De même que pour
l'informatique, la miniaturisation des machines et la réduction de leur
coût est un facteur qui peut faciliter leur diffusion. Les productions qui
peuvent en tirer parti tendent alors à devenir moins dépendantes de
processus centralisés. En amont de sa théorisation de la possibilité d'une
«  écologie sociale  », Murray Bookchin avait senti cette évolution et ses
implications politiques potentielles selon les structures sociales dans
lesquelles elle pourrait s'insérer.

La manière de concevoir les objets semble aussi en pleine évolution. Grâce
aux technologies informatiques, les objets ont acquis une existence
numérique qui peut les rendre plus facile à modifier et à reproduire,* a
fortiori* si leur conception est «  ouverte  » («  open design  »).

C'est tout un environnement technologique qui se réorganise et qui soumet
ainsi les activités productives à de nouvelles conditions, dont peuvent
aussi profiter les fab labs et makerspaces.


        *b) Pratiques de partage et développement de logiques
collaboratives*

Un facteur supplémentaire est à prendre en compte du point de vue des
rapports sociaux  : le développement d'une économie qui est maintenant
souvent qualifiée de «  collaborative  » ou «  contributive  ». Les
activités correspondantes paraissent en effet davantage fondées sur la
coopération, le partage et la mutualisation, dans des réseaux souples qui
peuvent néanmoins finir par ressembler à des communautés. Ce sont des
formes d'organisation sans hiérarchie apparente qui reposent
essentiellement sur des contributions volontaires, entre pairs. Les
échanges qui s'y effectuent peuvent ainsi aider à la production de communs.

Cet esprit, outre celui de partage des outils, imprègne effectivement les
fab labs, où les participants sont invités à combiner mutuellement les
apprentissages et à documenter les projets, dans une logique de
capitalisation des connaissances qui est de fait mise également en avant
dans la charte des fab labs. La logique des échanges n'est plus
nécessairement fondée sur des marchandises à vendre sur un marché. Des
biens sont en effet produits, mais leur valeur d'usage tend à primer sur
leur valeur d'échange.


 *c) Transformation des bases d'échanges*

La reprise de solutions déjà expérimentées est aussi ce qui peut permettre
de faire baisser certains coûts. D'où l'intérêt du modèle de l'open source
pour ces modes d'organisation de type fab labs. L'open source facilite les
échanges et la circulation des connaissances. Grâce à leur ouverture, les
projets peuvent être accessibles, mobiles et modifiables. La dynamique
favorable à l'ouverture qui s'était développée dans le domaine des
logiciels, sous la bannière de l'«  open source  », tend à s'étendre aux
matériels, avec non seulement des initiatives qui poussent en ce sens mais
aussi des projets qui visent à des réalisations concrètes (la carte
électronique Arduino étant par exemple l'une des plus connues). En
s'écartant des préoccupations de propriété, voire en les remettant en
cause, ces activités peuvent aussi trouver des affinités avec une «
culture du don technologique  » qui a sous-tendu le développement des
logiciels libres.

La recherche d'objets plus facilement réparables, ou adaptables à
l'évolution des besoins, peut être un appui à cette dynamique. Les
équipements des fabs labs peuvent aider à allonger la durée de vie de ces
objets. Ils peuvent ainsi se présenter comme un moyen de contourner
l'obsolescence programmée, que certaines entreprises peuvent être tentées
d'utiliser pour accélérer le renouvellement des produits et entretenir leur
marché. Le développement des imprimantes 3D a commencé à susciter un fort
intérêt de ce point de vue, car il laisse entrevoir une possibilité d'«
imprimer  » des pièces détachées de remplacement pour celles qui seraient
usées, abimées ou devenues défectueuses. Une conception en open source peut
d'ailleurs faciliter la réparation.


*Conclusion  : un projet déjà en voie de normalisation ?*

Le modèle des fab labs et des makerspaces commence à peine à être connu et
il peut donc encore gagner largement en audience. Si le modèle se répand,
c'est qu'il séduit. Mais, pour l'instant, ce sont encore des espaces
interstitiels, dans lesquels un nombre encore réduit d'acteurs est engagé
dans des interactions plus ou moins régulières et plus ou moins organisées.

S'il apparaît porteur de potentialités, le développement des fab labs et
makerspaces est toutefois aussi chargé en ambivalences. De tels lieux
peuvent être effectivement des intermédiaires facilitant l'accès à la
fabrication. Mais quand les grands acteurs industriels et publics
manifestent un intérêt à leur égard, c'est souvent avec des schémas
intellectuels qui les réinscrivent dans les mêmes logiques de développement
économique que celles qui ont marqué la fin du XXe siècle. En France,
l'appel à projets « Aide au développement des ateliers de fabrication
numérique  », lancé en 2013 par la Direction Générale de la Compétitivité
de l'Industrie et des Services du Ministère du Redressement productif,
restait aligné sur une vision fortement entrepreneuriale et soucieuse de
débouchés économiques. Les expérimentations peuvent donc aussi subir des
formes de normalisation.

Une question importante reste au surplus de savoir qui finance et comment.
Sachant que ces modalités de financement peuvent notablement influencer les
orientations adoptées et introduire des contraintes, contribuant ainsi à
détourner des valeurs originelles. Un tel déplacement peut paraître
d'autant plus aisé que dans ces initiatives, le travail tend à être
organisé sur le mode du «  projet  ». On retrouve ainsi la «  cité par
projet  » dont Luc Boltanski et Ève Chiapello avait repéré le rôle dans
l'installation d'un «  nouvel esprit du capitalisme  », ce qui peut augurer
d'une facilité à s'insérer dans un système capitaliste en évolution et en
recherche perpétuelle de voies d'adaptation. De fait, le modèle des fab
labs permet aussi davantage de flexibilité dans la production et peut être
récupéré et instrumentalisé par de grandes organisations industrielles qui
peuvent les exploiter comme des réservoirs (externalisés) non seulement de
flexibilité, mais aussi de créativité et d'idées.

Qu'est-ce qui compte alors ? Peut-être pas tellement leur nombre (encore
relativement faible), mais l'imaginaire qui est réouvert. Ces espaces
portent potentiellement une évolution du rapport aux objets, aux machines,
aux savoirs professionnels. Ils contribuent à installer une autre vision
des cycles productifs. La production d'artefact ne paraît plus réservée aux
usines ou à l'univers industriel et les participants deviennent
coproducteurs ou «  prosommateurs  » (à la fois producteurs et
consommateurs).

Cet accès à une fabrication plus locale est aussi porteur d'un changement
du rapport au temps et à l'espace. La logique industrielle a en effet aussi
contribué à organiser non seulement les rythmes de vie et de travail, mais
aussi les territoires. Cette logique est aussi une «  dimension de la
mondialisation  » comme le rappelait Anthony Giddens  : «  L'industrie
moderne est intrinsèquement basée sur des divisions du travail, non
seulement au niveau des tâches, mais aussi de la spécialisation régionale
en fonction du type d'industrie, de savoir-faire, et de la production des
matières premières  ».

Avec l'émergence d'un nouveau type de système productif, la domination de
l'ordre industriel ne paraît alors plus intangible. Et s'il est possible de
parler de «  système technicien  », ce dernier apparaît perméable à
d'autres logiques que des logiques industrielles, voire laisse entrevoir
une nouvelle trajectoire possible.

Ce qui s'avère également intéressant, ce n'est pas seulement ce qui est
fait dans ces lieux (les productions), mais aussi comment cela est fait
(les processus). Les participants mettent en ¦uvre une éthique (qui n'est
pas sans rappeler l'éthique hacker, comme on l'a vu) articulant une série
de valeurs, favorisant de fait l'échange et le partage. Dans l'esprit des
makerspaces, l'enjeu n'est plus de posséder des moyens de production, mais
d'y accéder.

Mais pour y faire quoi  ? De nouveaux gadgets  ? Cela dépendra de la dose
de réflexivité qui sera appliquée à des pratiques encore émergentes.
D'autant qu'en effet, les technologies numériques ont aussi leur lot de
contraintes et que continuera à peser en arrière-plan la problématique
écologique, avec également son lot de dépendances, spécialement par rapport
aux approvisionnements en ressources matérielles.



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JN



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